Il faut protéger les droits des lubicons
« Ma grand-mère et ma mère ont leur sentier de piégeage où elles vont chasser et tendre leurs collets mais il est bien rare qu’elles rapportent du lièvre, de l’orignal, du chevreuil, du coq de bruyère ou même de l’ours… Avec toutes ces routes, ces semi-remorques, ces machines bruyantes et l’abattage de la forêt, les animaux sont effrayés. Tout cela a affecté notre style de vie à nous, les nations autochtones du lac Lubicon. Notre tradition, c’est d’aller chasser et de rapporter à la maison de la viande d’orignal, du coq et du lièvre pour régaler la famille et de préparer des peaux d’orignal et d’écureuil qu’on vend pour faire un peu d’argent. Mais comme on ne peut rien faire contre cette intrusion, la chasse ne se pratique que très rarement et notre tradition va finir par s’éteindre. »
Dawn Seeseequon, 17 ans, Crie du lac Lubicon
Il y a vingt ans, le 26 mars 1990, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies [le Comité], statuait que le Canada avait violé les droits humains des Cris du lac Lubicon, peuple autochtone qui vit depuis des siècles dans ce qui est aujourd’hui la province de l’Alberta. La décision s’appuyait sur des preuves montrant que le Canada n’avait pas su reconnaître et protéger les droits des Lubicons sur leur territoire et que l’exploitation intensive du pétrole et du gaz avait ruiné l’économie et le mode de vie de ce peuple. Le Comité concluait que « des injustices du passé… et certains développements plus récents… menacent le mode de vie et la culture de la bande du lac Lubicon et… dans la mesure où ils se perpétuent » constituent une violation du droit à la culture protégé par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques [CCPR/C/38/D/167/1984].
L’arrêt du Comité faisait jurisprudence en ce qu’il reconnaissait l’importance vitale des terres et des territoires pour que les peuples autochtones jouissent de leurs droits humains individuels et collectifs. Il s’agissait d’une étape importante dans l’évolution des normes internationales en matière de droits humains, qui devait mener, en septembre 2007, à l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.
Vingt ans plus tard, les Lubicons continuent de subir les mêmes violations de leurs droits, déjà condamnées par le Comité en 1990.
- En dépit des assurances données au Comité en 1990, le Canada n’a toujours pas négocié d’entente avec les Cris du lac Lubicon. Les derniers pourparlers ont été rompus en 2003 à cause des limites arbitraires fixées par le gouvernement quant aux indemnités et aux droits qu’il était disposé à reconnaître.
- L’exploitation intensive du pétrole et du gaz sur le territoire des Lubicons n’a cessé de s’accélérer. On a déjà creusé plus de 2600 puits de pétrole et de gaz, c’est-à-dire cinq puits pour chaque membre de la nation du Lubicon. Les concessions accordées pour l’extraction de ressources non renouvelables correspondent à près de 70 pour cent du territoire des Lubicons. Dont notamment 1395,6 km2 pour les sables bitumineux.
- Le gouvernement provincial n’a jamais cherché à obtenir l’autorisation des Lubicons pour ce développement. Si la province exige que les sociétés informent de leurs plans les Lubicons, ceux-ci n’ont guère de recours s’ils s’y objectent. En octobre 2009, l’Alberta Utilities Commission (Commission des services publics de la province) a refusé aux Lubicons le droit de comparaître quand elle a approuvé le projet d’un immense gazoduc qui doit traverser leur territoire.
- L’exploitation intensive des ressources naturelles du territoire des Lubicons a rendu impossible la chasse, le piégeage et leurs autres sources traditionnelles de revenu et de subsistance. Ce qui a entraîné un grave appauvrissement de la population, la prolifération des problèmes de santé liés à la pauvreté, une perte de la culture et de sérieuses tensions sociales.
- Le gouvernement fédéral voit dans ses obligations à l’endroit des Lubicons des avantages à négocier dans le cadre du règlement du litige territorial. Les Lubicons ont reçu très peu d’aide pour composer avec la perte de leur économie traditionnelle et pour développer des sources alternatives de revenu et de subsistance. Leur communauté n’a pas accès aux services que d’autres collectivités tiennent pour acquis au Canada, qu’il s’agisse d’eau potable ou de systèmes d’égouts.
Après avoir visité la communauté des Lubicons en 2007, le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies sur le droit à un logement décent évoquait les « conditions de vie effroyables » et « l’asphyxie des pratiques et des modes de subsistance traditionnels » qui découlent de « l’impact destructeur des activités d’extraction pétrolière ». [Miloon Kothari, déclaration à Ottawa, le 22 octobre 2007] La situation des Cris du lac Lubicon illustre parfaitement les difficultés des peuples autochtones au Canada. Des injustices héritées du passé et la violation persistante des droits de la personne ont creusé un fossé entre la qualité de vie des autochtones et des non-autochtones comme pour l’accès aux services des uns et des autres. Au lieu de mettre l’accent sur la réconciliation et le respect des droits, les gouvernements canadiens ont souvent adopté une attitude d’opposition, qui cherche à réduire les droits des peuples autochtones au profit des secteurs les plus puissants de la société. Depuis 1988, le gouvernement de l’Alberta a accepté de stopper le développement dans trois petits secteurs qui, dans le cadre d’une entente à venir, formeraient une réserve pour les Lubicons. Les Lubicons ont choisi ces terres pour leur importance culturelle et historique. Cependant, leur économie et leur mode de vie dépendent de l’intégrité écologique d’un territoire beaucoup plus vaste. Leur droit à ce territoire plus considérable n’est encore ni reconnu ni protégé. Les gouvernements fédéral et provincial ont déclaré aux Nations Unies que les droits des Lubicons à leurs territoires traditionnels s’étaient « éteints » en 1899 quand un traité fut signé avec les Premières Nations du nord de l’Alberta. Les Lubicons n’ont jamais été partie à ce traité. Si le gouvernement avait eu l’intention, en 1899, de se saisir des terres des Lubicons à leur insu et sans leur consentement, il s’agirait d’une injustice que les gouvernements contemporains se doivent de corriger. Le dossier historique montre clairement qu’on a simplement oublié les Lubicons dans la négociation du traité. En d’autres mots, on n’a toujours pas conclu d’entente avec eux sur leurs droits territoriaux. En ce vingtième anniversaire du jugement du Comité des droits de l’homme, nous lançons un appel au Gouvernement du Canada pour qu’il s’engage publiquement et sans détours à entreprendre des négociations de bonne foi sur toutes les questions en suspens dans le litige territorial avec les Lubicons, étant donné que le Canada doit s’acquitter de ses obligations en vertu du droit canadien et du droit international. Nous demandons aussi au gouvernement fédéral et au gouvernement de la province de l’Alberta, en attendant la conclusion d’une entente, de veiller à ce que des mesures soient prises sans délai pour stopper l’érosion des droits des Lubicons et réduire la misère et la souffrance de leur population. Aucune activité d’exploitation des ressources ne devrait être autorisée sur le territoire qui fait l’objet du litige sauf avec l’accord donné librement, au préalable et en connaissance de cause par le peuple du Lubicon, selon ce que prescrivent clairement les récents développements du droit international en matière de droits de la personne. Et il faut accorder un financement provisoire pour que les services essentiels, tels les égouts et l’eau potable, soient fournis de manière satisfaisante au peuple du Lubicon.