Les Cours des femmes en Colombie : créer un espace pour dire la vérité sur la violence


Sylvia Yanez, avocate à OFP, prépare les femmes à rendre témoignage.

Sylvia Yanez, avocate à OFP, prépare les femmes à rendre témoignage.

Rachel Warden, Coordonnatrice des partenariats en Amérique latine de KAIROS, accompagne des partenaires de KAIROS en Amérique latine et a passé une partie du mois de novembre 2012 en Colombie. (Elle offre aussi des commentaires en anglais.)Elle nous écrit : « J’ai passé une journée à la Cour des femmes à Bucaramanga avec le personnel de l’Organisation féministe populaire (OFP). Vous pouvez vous l’imaginer, elles s’affairaient à compléter le programme et son contenu et à finaliser l’organisation logistique, y compris trouver des logements et de la nourriture pour les 150 personnes venant de différentes collectivités des régions de Magdalena Medio et de Santander. »

On a passé l’après-midi à aider les victimes à se préparer pour le lendemain. Cela incluait créer un espace de sécurité permettant de partager attentes et espoirs, imprimer une direction au programme et offrir des conseils sur la manière de présenter les témoignages. Silvia Yanez, une avocate de OFP, a souligné les principaux éléments que les témoignages devraient couvrir. Le plus important, cet après-midi-là, fut sans doute la préparation émotive et psychologique des victimes à présenter leurs témoignages.

« Nous nous assoirons ensemble et nous pleurerons ensemble », a dit Yolanda.

« Vous n’êtes pas seules. Vous devez vous rappeler que pour chacun de vos témoignages, il y a des milliers de femmes qui ont subi la même souffrance que vous. Vous êtes aussi la voix de ces femmes », a-t-elle ajouté. Puis elle a expliqué l’importance de livrer un témoignage exhaustif, qu’elles se
retrouveraient seules après la fin des auditions et qu’elles participaient à une démarche plus large. »

Un tribunal en session.

Lors d’une audience publique à Bucaramanga, les 24 et 25 novembre 2012, le tribunal a livré des conclusions préliminaires et souligné ce qui suit :« La Cour régionale des femmes a été conçue comme « un espace de récupération de la mémoire, de vérité, de justice, de réparation et de non-répétition » des diverses formes de violence faites aux femmes de Santander et de Magdalena Medio. Les juges de la Cour régionale des femmes, après avoir entendu les témoignages des victimes et la voix des femmes qui ont résisté et persévéré malgré leur situation tragique et si dommageable, mais qui en même temps offrent des propositions pour la paix, la justice et la terre fondées sur la perspective des femmes, déclarent ce qui suit :Nous célébrons la force de chacune des femmes qui ont osé prendre la parole, dire leur douleur et exprimer leurs malheurs et les blessures qui les brûlent, ainsi que l’effort déployé pour reconstituer leur mémoire et affirmer leur résistance.

Les femmes se préparent d'offre leur témoignage.

Les femmes se préparent d’offre leur témoignage.

Nous avons la conviction, comme cela fut établi lors de la Conférence mondiale des femmes à Beijing, que la violence faite aux femmes résulte des luttes de pouvoir enracinées dans une culture patriarcale et renforcées par les modèles économiques fondés sur l’accumulation de la richesse.Nous affirmons la persistance de niveaux élevés d’impunité dans les cas de violence faite aux femmes aussi bien dans les situations de conflit armé que dans toute autre situation. L’occurrence répétée de ces événements est elle-même rendue possible par l’insouciance de l’État à l’égard de son devoir de diligence raisonnable.

Nous insistons fortement sur le fait que, en vertu des résolutions 1325, 1820, 1888, 1889 et 1960 du Conseil de sécurité des Nations Unies, ces formes de violence faite aux femmes doivent être prises en compte dans les processus de dialogue pour la paix.

Nous constatons que la réalisation de projets à grande échelle dans les régions de Santander et de Magdalena Medio, en Colombie, a eu des impacts négatifs sur les femmes, sur leurs familles et dans leurs communautés quant à leur capacité de maintenir leurs familles en santé et de préserver des conditions adéquates de subsistance économique. Par exemple, la construction du barrage Hidrosogamoso par ISAGEN a entraîné une diminution notable du nombre de poissons, ce qui a affaibli la souveraineté alimentaire des femmes et des familles.

Nous constatons que les familles qui vivent de l’exploitation minière artisanale à petite échelle, combinant cette activité à l’agriculture de subsistance, dans les municipalités touchées par l’extraction de l’or à Santurban, sont forcées de modifier leurs pratiques économiques. Les stratégies des entreprises en vue de prendre contrôle de la terre promeuvent la division entre communautés locales et le déplacement des communautés. Une proportion plus élevée de résidants venus d’autres endroits s’accompagne de la rupture des liens sociaux et familiaux de même que de violence faite aux femmes, de consommation de drogues et de prostitution.

Nous avons pu confirmer l’existence de politiques de discrimination à l’encontre des femmes dans les entreprises de pétrole et d’huile de palme quant à l’accès à l’emploi, au salaire et à la participation aux affaires internes. On a de plus observé l’existence de discrimination dans les syndicats.

Nous avons constaté par les témoignages que les femmes continuent d’être la cible d’attaques systémiques et préméditées dans ce contexte de violence sociopolitique dont on use à des fins de domination et de contrôle. Dans de tels cas, des pratiques comme la grossesse forcée, la prostitution, l’esclavage sexuel, la nudité forcée, le trafic des personnes, la stérilisation forcée, la violence sexuelle, le déplacement forcé, les exécutions extrajudiciaires, la torture, l’emprisonnement arbitraire, les disparitions forcées, le ridicule public et les accusations injustifiées sont utilisées avec persistance pour modeler le comportement des femmes et miner leur rôle comme sujets sociopolitiques.

Nous constatons l’augmentation et la systématisation des attaques contre les organisations de promotion des droits des femmes et leur regroupement en associations, tel que l’Organisation féminine populaire. Ces attaques sont le signe que se développent des types d’agression comme formes de persécution politique fondée sur le sexe, qui sont interdites par le droit international et constituent des crimes contre les droits humains.

Nous jugeons que de telles attaques contre les organisations et les associations sont aussi des attaques contre la dignité des femmes au même titre que la violence physique, psychologique et sexuelle. Nous reprenons ici les déclarations qu’ont faites des femmes devant cette Cour : « Les cicatrices de l’âme apparaissent dans leur interconnexion avec les cicatrices du corps et les cicatrices du tissu social. »

Nous soulignons le rôle que jouent les femmes en dénonçant la violence sexuelle et en faisant connaître publiquement les diverses formes qu’elle prend : elles accroissent ainsi la visibilité des moyens les plus graves utilisés pour violenter leur vie leur corps. Par cet exercice de mémoire collective, elles affirment explicitement leur statut de sujets politiques et d’agentes de changement.

Nous déclarons que la violence faite aux femmes est la plus ancienne et la plus répandue des formes de violence dans l’histoire humaine et qu’elle touche les femmes quels que soient leur âge, leur classe sociale, leur appartenance ethnique ou toute autre réalité identitaire. Elle se manifeste à travers des siècles de conceptions stéréotypées de ce que sont et qui sont les femmes et de leurs rôles, fondant une culture patriarcale soutenue par l’exercice du pouvoir des hommes sur les femmes, sur leur corps et sur leur vie.

Nous notons que ces notions qui dévaluent et nient notre dignité comme personnes et nos droits comme citoyennes s’affirment dans toutes les cultures par le biais de leurs institutions, leurs idéologies, leurs lois, leurs politiques et leurs medias. On ne pourra pas déconstruire la culture patriarcale sans l’engagement de l’État et de la société à transformer les processus de sa production dans toutes ses formes d’expression de même les pratiques sociales discriminatoires qui oblitèrent ou affaiblissent l’autonomie des femmes.

Nous avons pu confirmer par les témoignages que le féminicide (le meurtre des femmes parce qu’elles sont des femmes) est l’expression extrême de la violence faite aux femmes et l’ultime conséquence « des relations de pouvoir depuis toujours inégalitaires entre les femmes et les hommes ».

Nous constatons que l’État tolère le meurtre des femmes, ne pratique pas son devoir de diligence raisonnable et n’exige pas des meurtriers qu’ils en rendent compte.

Nous soulignons que les gestes et les actions mentionnés ici constituent de graves violations des normes internationales relatives à la violence faite aux femmes.

 


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